Avant-Garde as Method

En 2019, il fallait quasiment vivre sur une autre planète pour ne pas lire dans l’une ou l’autre publication que Walter Gropius avait créé le Bauhaus à Weimar cent ans plus tôt, amorçant ainsi une révolution dans l’enseignement de l’art, de l’artisanat et de l’architecture. À l’occasion de cette commémoration, de nombreux auteurs y sont – en vain – allés de leur petit commentaire. L’impressionnante étude « Avant-Garde as method – Vkhutemas and the Pedagogy of Space 1920-1930 » d’Anna Bokov met toutefois définitivement les points sur les i : la révolution dans l’enseignement de l’art et l’architecture sur le vieux continent trouve son origine au moins autant à Moscou qu’à Weimar.
Cet ouvrage aux allures de brique est plusieurs choses à la fois. En premier lieu, il retrace l’historique des événements ayant amené les artistes et les architectes à jouer un rôle aussi prépondérant dans la machine propagandiste de l’URSS dans les dix premières années de la Révolution russe. L’ouvrage aborde pour cela les nouvelles approches pédagogiques qui ont vu le jour et étaient appliquées aux Vkhoutemas, acronyme des « Ateliers supérieurs russes d’art et de technique ».
On aura noté qu’il ne s’agit pas d’un « Institut » mais bien d’« Ateliers », étant donné que cette formation reniait la distinction « bourgeoise » entre les arts purs et les arts appliqués. Le but était d’intégrer tous les arts au service de la Révolution. C’est ainsi que l’approche « industrielle » s’est imposée telle une évidence. Si la similitude avec l’idéologie du Bauhaus ne fait aucun doute, l’école Vkhoutemas allait beaucoup plus loin. Surtout parce que les élèves des ateliers étaient recrutés dans toutes les couches de la société, notamment parmi les ouvriers et les paysans sans aucune formation préalable.
Cela a inspiré à Nikolaï Ladovski – une des figures de proue du mouvement – une nouvelle théorie de l’architecture ne se basant pas sur les ordres classiques mais sur des paramètres « objectifs » et des approches physiques et psychologiques (et sur la perception). Lors d’une formation préparatoire de trois ans, les étudiants devaient intégrer ses approches par des exercices d’analyse des volumes, des masses, de l’énergie, etc. C’est déjà une histoire en soi, mais les abondantes reproductions de documents et maquettes peu connus des Ateliers démontrent que cette pédagogie a fortement attisé l’envie de renouveau qui régnait à l’époque en URSS. Ici aussi, Anna Bokov souligne les similitudes flagrantes (et les différences) avec le célèbre « Vorkurs » de Johannes Itten dans le Bauhaus. Au-delà d’écrire l’histoire des Vkhoutemas, le livre est également une étude comparative avec le Bauhaus.
Anna Bokov décrit ensuite comment les ambitions des professeurs et étudiants impliqués ont acquis une portée toujours plus grande : l’activité de conception s’est littéralement déplacée « de la chaise à la ville ». Par ailleurs, l’auteure décrit les nombreuses frictions au sein de l’école entre les rationalistes tels que Ladovski, les constructivistes tels que Tatlin ou les traditionnalistes encore présents.
L’ouvrage est en outre très instructif par les plus de mille documents historiques qu’Anna Bokov est parvenue à collecter dans les archives qui, à la fermeture des Ateliers, ont été disséminées dans le monde entier. Elles sont excellemment bien reproduites. Il faut véritablement plusieurs jours pour toutes les consulter, ne fût-ce qu’en les survolant. C’est l’équivalent d’une méga-rétrospective par laquelle Anna Bokov met en évidence une histoire oubliée particulièrement importante. Cette publication est un véritable must !
« Avant-Garde as Method. Vkhutemas and the Pedagogy of Space, 1920–1930 », Anna Bokov, préfacé par Kenneth Frampton et Alexander Lavrentiev, Park Books, Zurich, 2020. Couverture cartonnée, 624 p. ISBN 978-3-03860-134-0. Prix conseillé 58 €.