Au-delà de la « Bruxellisation »
Le renouveau des complexes de bureaux des années 60









À Bruxelles, le Manhattan Center, les tours WTC I & II, l’ancienne tour Philips et le Centre Monnaie subissent actuellement une rénovation en profondeur. Tous ces bâtiments iconiques ont été conçus par le Groupe Structures, qui était à l’époque omniprésent à Bruxelles en raison des liens directs que le bureau entretenait avec l’échevin des Travaux publics Paul Vanden Boeynants et le promoteur immobilier Charly De Pauw. Ce type de bureau était très apprécié par les promoteurs : rapide, efficace et allant droit au but – ce qui ne l’a pas empêché d’avoir failli ne pas survivre à la crise pétrolière de 1973 et frôlé le dépôt de bilan au début des années 80. Pour d’aucuns, le Groupe Structures est synonyme de la « Bruxellisation » ; pour d’autres, son œuvre est un modèle de « modernisme tardif ». Ceci étant, les choses changent : lors de rénovations, cette architecture est aujourd’hui dans une certaine mesure valorisée, et non plus « neutralisée » comme dans les années 90 où une sorte de fanatisme visait à effacer toutes les traces du passé. Par ailleurs, rénovation semble de plus en plus rimer avec innovation : la quête de durabilité et la pertinence urbaine sont toujours plus présentes dans les priorités. Mais qu’en est-il réellement ? S’agit-il véritablement d’une nouvelle manière d’appréhender l’héritage des années 60, ou plutôt de pragmatisme et de green-washing ? Pour l’instant, seul le nouveau Manhattan est (en partie) achevé ; il est donc trop tôt pour tirer des conclusions. Toutefois, dans le sillage de l’article « Should I stay or should I go? » de Kristiaan Borret dans A+ 270, nous pouvons analyser brièvement et de manière critique les intentions et les ambitions de ces projets suivant quatre angles d’approche : la valeur patrimoniale, la durabilité, l’urbanité et l’économie. Pour cela, nous nous basons principalement sur la documentation publique disponible.
Manhattan Center
En 1971, le Manhattan Center donne le ton pour le développement tant attendu du Quartier Nord (et de la ville en général) : mélange de bureaux, d’hôtels et de commerces dans un lieu stratégique, connecté au réseau de transports publics, il allait devenir un modèle de la manière dont les promoteurs privés pouvaient contribuer à la réalisation des objectifs d’une commune (en l’occurrence Saint-Josse-ten-Noode). La plinthe de 13 mètres de haut, qui était censé d’introduire un nouveau niveau de réference dans la ville, se retrouve dans les quatre bâtiments cités ci-dessus, tout comme la structure de propriété multiple. C’est pourquoi seule l’aile du Manhattan Center longeant l’avenue du Boulevard est actuellement rénovée par ICON Real Estate, d’après un projet de Jaspers-Eyers ; l’ancien hôtel Sheraton sera rénové plus tard. Dotée de deux étages supplémentaires, l’aile rénovée compte aujourd’hui pas moins de 44.500 m² de bureaux. Une terrasse panoramique a été installée au 27e étage, et un Winter Garden entre les 14e et 17e étages. La plinthe, quant à elle, accueille toujours des commerces, un centre de réunion avec auditoire et divers établissements horeca. La Vlerick Management School reste elle aussi dans le socle et s’étend considérablement. Selon les promoteurs, il s’agit d’un « bâtiment progressiste conçu pour être à dimension humaine ». Le confort de l’usager est effectivement au cœur d’un projet qui surfe ainsi sur la vague d’un intérêt accru pour le prestige et la qualité de l’environnement de travail : l’architecture au service de la lutte pour les « hauts potentiels ». Le squelette en béton a été récupéré, ce qui représente une économie de 3.100 trajets en camion et 188 tonnes de CO2. La nouvelle façade en double vitrage isolé constitue la carte de visite de ce bâtiment qui, par sa situation, au-delà d’être reconnaissable de loin, offre un panorama splendide sur le pentagone. Si la façade réduit de 30% la consommation énergétique du bâtiment (par ailleurs certifié BREEAM Excellent), son expression formelle n’atteint hélas pas le même niveau d’ambition. L’accès direct au métro et le parking souterrain constituent bien entendu un atout, mais vu les nombreux services proposés aux usagers, le bâtiment pourrait se transformer en écosystème autarcique un peu coupé de son voisinage. Le cas échéant, ce serait une occasion ratée vu que ce genre de bâtiment est capable de faire ou défaire le pouvoir d’attraction et le prestige de son cadre métropolitain – auquel le marketing autour de ce projet fait d’ailleurs abondamment référence.
Tour Philips
C’est pourquoi les propriétaires de l’ancienne Tour Philips (un partenariat Whitewood – Immobel), plutôt qu’un simple immeuble de bureaux, veulent réaliser un « programme mixte doté d’une plus-value publique » en permettant l’accès de certaines parties du bâtiment à d’autres personnes que les locataires. Ici aussi, les travaux de rénovation créent environ 10% de surface supplémentaire (au total 41.000 m²) et, en conservant le squelette en béton, génèrent de belles économies sur le plan financier et écologique. Le réaménagement et l’habillage prévus, conçus par Conix RDBM, au-delà d’exploiter les qualités existantes du bâtiment, en corrigent également les faiblesses. Par exemple, le sombre mur-rideau de l’imposante tour jumelle est remplacé par une façade déportée plus claire, plus transparente, en éléments préfabriqués, qui crée autour de l’étage de bureaux une zone bénéficiant d’une hauteur de plafond supplémentaire. Au-delà d’étendre la superficie, cela procure également plus de lumière et de sentiment d’espace au reste du plateau. Le module de façade se répète sur tout le bâtiment, ce qui permet d’en optimiser les détails et de fixer des critères de production élevés tout en comprimant les coûts. Le socle conserve sa pierre bleue caractéristique mais est ouvert côté intérieur avec deux atriums apportant de la lumière et une vue traversante ; la toiture du socle donnant sur le boulevard Anspach devrait devenir une terrasse facilement accessible, ouverte au public. S’agissant de durabilité, l’accent a été mis sur l’emploi des matériaux, l’objectif étant d’atteindre un minimum de 2% (en valeur ou en poids) de matériaux (de préférence locaux) réutilisés. Pour ce volet, il a été fait appel au savoir-faire de Rotor. D’autres immeubles de Bruxelles – par exemple les bâtiments Fortis ou De Ligne – doivent dans ce cadre servir de « carrière ». La volonté de ne pas inclure de commerces de détail dans le bâtiment pour ne pas faire d’ombre aux magasins de la rue Neuve va dans le sens de l’intention des promoteurs de créer une « plate-forme urbaine qui, au-delà de permettre de vivre la ville, rend également possible cette vie citadine ». En intégrant au bâtiment les entrées et sorties du parking souterrain et en supprimant la boucle des bus qui le contournent, une entrée digne de ce nom et même une petite place peuvent être créées côté rue de Laeken. Du côté du boulevard Anspach, les deux étages inférieurs du socle se conjuguent pour offrir de la place à des magasins et des infrastructures publiques. La vocation d’en faire un véritable « intérieur public » se voit clairement grâce à l’utilisation de la même pierre bleue de récupération pour les sols à l’intérieur et à l’extérieur. En raison de son approche innovante et de ses intentions urbaines, le projet a été primé par Be.Exemplary en 2017.
Centre Monnaie
Juste en face, le Centre Monnaie a lui aussi été acheté par le même partenariat (Whitewood & Immobel) ; un grand chantier s’y ouvrira prochainement, d’après un projet de Snøhetta et Binst Architects. L’ambition est de transformer les 62.000 m² situés au-dessus du socle – précédemment rénové par DDS+ – en un complexe mixte abritant des logements, des bureaux et un hôtel. Signalons au passage que les promoteurs, en amont du concours international d’architecture, ont fait procéder à une étude historique du bâtiment dont les auteurs ont tenu un plaidoyer visant à repartir des intentions non réalisées du projet initial. En effet, à l’origine, le bâtiment devait être un complexe mixte avec des bureaux, des appartements, des commerces et même une piscine. L’étude des archives a même révélé que les architectes avaient envisagé de créer une terrasse publique et un restaurant sur le socle du côté de la place de la Monnaie, et que la façade-rideau actuelle – comme le bâtiment dans son ensemble – n’est qu’une version diluée du concept initial. C’est pourquoi, malgré son caractère multifonctionnel et sa stratification subtile et complexe, l’immeuble fut perçu comme un colosse anti-urbain. C’était principalement dû à son caractère fermé : la ténébreuse tour ne permettait pas de voir ce qu’il se passait en dedans, et le centre commercial installé dans le socle était orienté vers l’intérieur – une anomalie que la récente rénovation, même si elle manque d’ambition architecturale, a intelligemment corrigée. Dans la phase suivante, la barre est placée plus haut. Ainsi, à certains endroits, le socle est adapté pour mieux se connecter à l’espace public et pour en alléger la présence visuelle. Le toit – avec notamment un restaurant avec terrasse côté place de la Monnaie – est rendu accessible via un parcours lent qui longe tout le périmètre du bâtiment. Les trois escalators prévus pour offrir des raccourcis ne seront probablement pas réalisés en raison de la complexité de la structure de propriété du bâtiment, le socle appartenant en effet à d’autres propriétaires. Comme dans la Tour Philips, la nouvelle façade est déportée d’un mètre, ce qui offre un gain de place sans nuire à la silhouette caractéristique. Pour éviter la monotonie visuelle, le rythme des modules de façade se décale d’un rang tous les deux étages ; cela permet également d’atténuer visuellement l’aspect massif du socle. Pour ce qui concerne les matériaux, le choix s’est porté sur des châssis en bois revêtus de cuivre et des volets de ventilation entre les montants, le tout étant totalement démontable. L’évidente intégration de ces éléments dans l’expression architecturale illustre à quel point on peut aujourd’hui considérer que ces aspects de durabilité plutôt techniques vont de soi et ne sont plus un petit « bonus » technique à promouvoir. Dans ces types de rénovation, il convient dès lors de se concentrer particulièrement sur les (irremplaçables) aspects de durabilité qui font réellement la différence à long terme tels que l’intégration dans le contexte urbain via le programme, la qualité architecturale de l’ensemble et le souci de l’accessibilité. Il ne reste donc plus qu’à espérer que les ambitions du projet lauréat du concours se retrouveront dans la suite du programme. Le fait que le socle soit en grande partie exclu du projet ne simplifie évidemment pas les choses.
Tours WTC
En termes d’ampleur, de complexité et d’ambition, le Centre Monnaie n’est dépassé que par la transformation par Befimmo des tours WTC I & II. Forte de 115.000 m², cette opération immobilière est une des plus importantes qu’ait connues Bruxelles ces dernières années. Pour les tours WTC I & II, c’est une deuxième chance d’être le moteur du Quartier Nord. Outre la combinaison prévue d’espaces professionnels, d’habitat et de loisirs, le souvenir du socle massif est un élément essentiel qui s’ajoute à la prouesse architecturale du projet. Les architectes (Jaspers-Eyers, 51N4E, et les Français d’AUC) ont donc prévu des entrées au rez-de-chaussée, des magasins, une serre du côté de la Gare du Nord, et des espaces de sport et de coworking côté parc Maximilien. Le caractère public ou non de ces accès et installations déterminera si le nouveau complexe parviendra à tenir sa promesse et à redynamiser son environnement exsangue. Seules la structure du socle et les cages d’ascenseurs des anciennes tours ont été conservées. Un nouveau volume de 14 étages de double hauteur vient s’insérer entre elles, flanqué de deux tours plus petites, autour des noyaux de circulation initiaux. Étant donné qu’à un étage sur deux, les plateaux se prolongent dans le nouveau volume via un « espace d’expansion » de double hauteur, le mélange des fonctions est ici pris totalement à la lettre puisque les étages intermédiaires accueillent des appartements et un hôtel. Cela permet de s’adapter aux nouvelles formes de travail qui misent beaucoup sur la flexibilité (que ce soit en termes d’horaires ou d’espaces) et où les bureaux évoluent de plus en plus vers des espaces de coworking. Par son concept « neutre », le bâtiment s’inscrit à merveille dans cette approche ; le mélange de fonctions et le « concept zèbre » doivent permettre d’éviter que la fonction bureau finisse malgré tout par prendre le dessus, comme ce fut le cas dans l’ancien immeuble Manhattan. Actuellement, l’intention est de créer environ 70.000 m² d’espaces de bureaux, 240 chambres d’hôtel (dans la tour côté boulevard du Roi Albert II) et 111 appartements de location (dans la tour côté parc Maximilien).
Outre des éléments tels que des protections solaires intégrant des cellules photovoltaïques, un système de géothermie, une appli spéciale permettant de rationaliser la consommation d’énergie individuelle et la récupération de l’eau de pluie, la circularité joue ici également un rôle important en matière de durabilité. Alors que la réutilisation des cages d’ascenseurs et des fondations a permis de récupéré une quantité importante de masse constructive, l’inventaire minutieux des matériaux de démolition a permis, par exemple, de récupérer l’isolation acoustique pour une école bruxelloise. En termes de poids, on estime qu’un tiers des nouveaux matériaux sont certifiés C2C ; le béton sera par exemple réalisé à partir de ciment à faible empreinte carbone et de granulats recyclés. Au-delà de produire un impact réel, appliquer cette approche à une telle échelle est important pour sa valeur d’exemple. Il en va de même pour la composition très diversifiée de l’équipe de conception, sur une initiative du Maître Architecte. À long terme, c’est également un plus : tandis qu’un bureau reste leader du marché, un partenaire plus petit et plus « aventurier » a l’opportunité de développer son savoir-faire et son réseau. Cette combinaison très prometteuse d’innovation, de durabilité et de vision a séduit le jury de Be.Exemplary en 2019.
Double changement de paradigme
Les bâtiments dont il est ici question sont annonciateurs d’un double changement de paradigme à Bruxelles. D’une part, on assiste à un regain d’intérêt et à une revalorisation croissante du patrimoine de bureaux des années 60, conjointement à une prise de conscience du fait que le caractère anti-urbain dudit patrimoine (à savoir l’accent mis sur l’accessibilité en voiture et le manque de rapports avec le domaine public) est somme toute un problème relativement facile à résoudre sans nuire fondamentalement au concept ou à l’expression architecturale des immeubles concernés. Par ailleurs, on voit que la qualité architecturale, le contexte urbain, la circularité, la durabilité, l’écologie, etc. sont des facteurs de plus en plus pris en considération par les grands groupes immobiliers. Exception faite des bonnes intentions de quelques oiseaux rares, ces aspects n’étaient jusqu’ici pas vraiment associés à la spéculation immobilière. La nouvelle génération de promoteurs immobiliers s’érigerait-elle en sauveur de la ville ? Ce serait exagéré de la prétendre, car des arguments très pragmatiques entrent également en jeu : réutiliser un bâtiment permet d’être plus rapidement présent sur le marché, et l’attention accordée à l’espace public crée par ailleurs à la fois de la plus-value financière et de la popularité au sein du public et des instances. Ceci dit, l’intention est là, et il n’en faut pas davantage pour que les initiatives décrites ici méritent toute notre attention critique. Quand on prend conscience de l’impact spatial et économique de ces projets et du nombre de parties prenantes, on mesure mieux les enjeux. Le fait que ces bâtiments soient entre-temps en grande partie loués prouve l’intérêt du marché de l’immobilier et des grandes entreprises pour ces initiatives. Grâce à elles, peut-être verrons-nous enfin émerger un contexte permettant de surmonter la (prétendue) incompatibilité entre ces grands complexes multifonctionnels et le tissu urbain historique, et d’aboutir à une véritable conception métropolitaine de la ville du 21e siècle.
Sven Sterken est ingénieur-architecte et professeur à la Faculté d’Architecture de la KU Leuven. Co-auteur avec Jan De Moffarts architecten de l’étude historique pour le Centre Monnaie, il prépare actuellement un ouvrage consacré au Groupe Structures.
Fiches techniques des bâtiments
Manhattan Center
- promoteur ICON Real Estate Group
- architectes : Jaspers-Eyers
- programme : bureaux, hôtel, restaurant, espace commercial, parking
- délai : livré en 2019
- superficie : 44.500 m²
MULTI
- promoteur : Whitewood, Immobel, DW Partners
- architectes : Conix RDBM (en collaboration avec Rotor)
- programme : espace récréatif public (atriums, terrasse), espace de coworking, bureaux avec fonctions publiques secondaires, espace commercial, parking
- délai : livraison prévue en 2021
- superficie : 45.000 m²
Muntcentrum/Cityzen
- promoteur : Whitewood, Immobel, DW Partners
- architectes : Snøhetta, Binst Architects, DDS+ & A.D.E.
- programme : espace récréatif public (terrasse), habitat, hôtel, restaurant, espace commercial, bureaux
- délai : livraison prévue en 2024
- superficie : 62.000 m²
ZIN
- promoteur : Befimmo
- architectes : 51N4E, l’AUC & Jaspers-Eyers
- programme : espace récréatif public (jardin intérieur et serre), habitat, infrastructures sportives, hôtel, restaurant, coworking, bureaux, espace commercial, parking
- délai : livraison prévue en 2023
- superficie : 110.000 m²