Grafton Architects
‘Pour nous, ce qui compte, c’est l’espace’






Les Irlandais Grafton Architects ont fêté leurs 40 ans cette année, un anniversaire marqué par de nouveaux grands projets. En effet, ils étaient les curateurs de la Biennale de Venise et leur monographie, un livre d’histoire à part entière, a été publiée cet été. En vue de leur conférence du 11 décembre à BOZAR, A+ s’est entretenu avec Shelley McNamara et Yvonne Farrell à propos de cette année particulière et du véritable sens de la construction, aujourd’hui et dans le futur.
Christophe Antipas : Vous venez d’achever deux importants projets comme commissaires : la Biennale de Venise 2018 et la publication de votre première biographie chez Phaidon.
Shelley McNamara : Au bout de quarante ans de carrière, ces deux événements importants sont arrivés… en même temps! Deux choses aussi importantes qui se passent simultanément, c’est ce qu’on peut qualifier de coïncidence fortuite.
Yvonne Farrell : Nous n’avons pas voulu refuser. Tout est arrivé en même temps. Nous avons eu l’honneur d’être invitées à être les commissaires de la Biennale, et, au même moment, Robert McCarter nous a proposé d’écrire un livre – et nous avons accepté.
Pour la Biennale, on nous a demandé de porter un regard global sur l’architecture. Nous sommes passionnées par le rôle et la profession d’architecte. Nous devons combler le fossé entre la pratique de l’architecture, le fait de faire de l’architecture, et le grand public, pour qu’il se sente concerné. Exposer de l’architecture à l’échelle de la Biennale a été une expérience exceptionnelle. Là où d’aucuns disent que ce n’est pas possible, nous sommes convaincues qu’il est important d’essayer. Cela vaut la peine d’expérimenter, sinon, on se confine dans sa profession et dans le soliloque.
Shelley McNamara : Une de nos principales préoccupations était de parvenir à faire passer un discours sur l’architecture auprès de « non-architectes ». Notre société est relativement compartimentée et nous ne communiquons pas toujours.
Paolo Barrata, président de la Biennale, a déclaré : « Si nous voulons créer un désir d’architecture, nous devons communiquer sur ce qu’elle est ; il faut expliquer au grand public ce qui lui manque, ce qu’il devrait désirer » – et c’est une belle manière de présenter les choses.
Yvonne Farrell : Pour revenir à votre question relative à l’exposition et au livre sur Grafton, le manifeste de la Biennale – Freespace – résume en deux pages un système de valeurs, pas uniquement en lien avec nous mais, espérons-le, impliquant des architectes dont nous admirons le travail. Concomitamment, Robert McCarter écrivait le livre consacré à notre travail. Pendant que nous étions concentrées sur la Biennale et les projets en cours de construction, Robert McCarter répertoriait notre passé architectural, nos travaux précédents.
Il est intéressant de découvrir votre travail par le biais de cette monographie. À la première lecture, on a le sentiment qu’il y a eu une réduction générale des détails au fil des ans, en partant de projets finement articulés pour aboutir à des projets ayant une présence plus archaïque dans leur contexte. La manière de représenter vos projets semble confirmer cette lecture.
Shelley McNamara : C’est intéressant ! En fait, nous n’avons pas vraiment eu le temps de voir le contenu du livre! Bien sûr, cela montre un changement. Les documents n’ont pas été spécifiquement peaufinés pour la publication. Nous n’avions pas le choix. En réalité, nous n’avons pas vraiment eu le temps d’y penser parce que cela se passait en même temps que la Biennale. S’agissant de livres, c’est parfois beau de voir que tous les dessins ont été refaits et repensés. À d’autres moments, on apprécie qu’une publication soit une sorte de journal retraçant ce qu’on a été et ce qu’on est devenu.
Yvonne Farrell : Vous dites à propos du livre qu’il est une véritable collection de dessins et photographies datant de plusieurs époques, rassemblés comme dans un portfolio. Ce qui est intéressant, c’est que chaque projet a apporté sa propre intensité, ses propres techniques de dessin, de construction, ses lieux et ses instants. Nous ne sommes plus les mêmes qu’il y a quarante ans. Quarante ans, c’est long! Grafton Architects est une sorte d’organisme qui réunit différents talents. On s’améliore et on s’enrichit au contact des autres. En quarante ans, les intérêts et contributions en tous genres se sont succédé. Regardez les dessins. Les méthodes utilisées pour créer les modèles et les images ! Le livre devient une représentation collective de certaines choses qui ont été imaginées, et d’autres qui ont été construites.
Shelley McNamara : J’aime le mot que vous avez utilisé: archaïque. Longtemps, nous avons débattu de la manière de faire des choses qui touchent l’autre, qui font vibrer sa corde sensible. C’est ce que nous avons toujours cherché à faire. Dans un sens, c’est l’autre raison pour laquelle nous nous efforçons de ramener les choses à l’essentiel. Oui, il s’agit des dimensions et de la compréhension du projet, mais c’est aussi tenter de se demander « De quoi s’agit-il ? », au-delà du fait d’être impliqué dans une complexité globale. Finalement, quelle est l’essence du projet ? Nous tentons précisément de décrire la nature de chaque projet.
Le premier projet présenté dans votre monographie a été construit à Temple Bar [ndlr : un quartier central de Dublin]. Vous avez remporté un Masterplan avec un collectif baptisé « Group 91 ». Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet et sur la manière dont la pratique architecturale a évolué aujourd’hui en Irlande ?
Shelley McNamara : On pourrait croire que nous avions un plan, mais ce n’était pas le cas. Group 91 s’est constitué dans le contexte de « The Year of Culture » en 1991. Et ensuite, il y a eu le concours pour Temple Bar.
Yvonne Farrell : Nous nous remettions de la crise des années 1980 en Irlande. Temple Bar Properties avait donné à des jeunes – à savoir nous et nos collègues du Group 91 – une merveilleuse opportunité de créer des immeubles contemporains dans des lieux historiques. Quand on y repense, ils soutenaient très fort les jeunes architectes, et c’est ce qu’il faut faire quand on veut développer une culture. Aujourd’hui, l’accès à ces opportunités est devenu compliqué. Le problème est qu’il s’agit d’un système bloqué. Il est devenu très difficile de percer… et les institutions publiques sont hyper prudentes.
Shelley McNamara : Je pense qu’il est très important de faire sauter le blocage du système.
Yvonne Farrell : L’Irlande va connaître une forte explosion démographique. Au lieu d’avoir une crise du logement, ce pourrait être une opportunité de nous redéfinir. Nous devons construire, mais cela demande du temps, de l’énergie, des moyens financiers et de l’imagination. Les solutions existent. Il faut que la société soit adulte pour arriver à dire : notre population augmente ; comment, en tant que communauté, allons-nous gérer cette situation en termes de finances et d’émotions? Nous devons développer un plan à vingt ou trente ans.
Ce qu’il y a de passionnant lorsqu’on est architecte, c’est qu’on a probablement vingt ans d’avance sur ce que pensent la plupart des gens, qui sont trop préoccupés par ce qui les concerne dans l’immédiat. Il y a une responsabilité qui incombe aux architectes, en tant que profession, de trouver des modèles utiles pour illustrer positivement cette situation.
Shelley McNamara Par exemple, nous devons promouvoir des idées telles que le projet Tila de Talli Architecture and Design à Helsinki, qui permet aux gens d’acheter des appartements inachevés. Malheureusement, c’est impossible en Irlande vu que les banques n’accordent des prêts hypothécaires qu’aux riches. C’est aussi simple que ça.
Yvonne Farrell : Les banques sont redevables à notre société, parce qu’elles ont financièrement mis le pays à genoux en 2008 et que la société irlandaise en a subi et en subit encore l’impact.
Deux des bâtiments majeurs que vous avez construits à l’étranger – l’Université Bocconi à Milan et le Campus de l’Université UTEC à Lima – assument leur présence monumentale dans leur contexte respectif. Vous avez deux projets importants en cours dans la ville de Dublin : le siège de ESB (Electricity Supply Board) et la Bibliothèque municipale de Dublin à Parnell Square, tous deux invisibles depuis la rue où ils se trouvent.
Shelley McNamara : À Bocconi, Toulouse et Lima, nous avons eu un sentiment de libération à cause du climat. À Lima, il ne pleut pas. Juste avant, nous avions conçu les bâtiments d’une école de médecine dans l’ouest de l’Irlande où notre préoccupation, c’était la pluie horizontale ! C’est très intéressant de comparer les projets que vous mentionnez avec ESB et la Bibliothèque à Parnell, qui sont tous deux invisibles. C’est une excellente manière de présenter les choses vu l’incroyable complexité du projet ESB. Au moment où nous avons remporté le concours, le Plan de développement de Dublin prévoyait toujours de reconstruire à l’identique seize maisons géorgiennes. Le défi était de trouver suffisamment d’espace pour faire le projet – il y avait vraiment peu de marge.
Il s’agit d’une rue du 18e siècle que nous devons – et voulons – restaurer et reconstruire. C’est en quelque sorte un projet de conservation ou de restauration, à ceci près que ce qui doit être restauré n’existe plus !
Ce que nous avons aimé à Parnell Square, c’est qu’il fallait intégrer un élément au milieu d’un îlot, dans un des quartiers les plus densément peuplés de la ville. C’était comme si nous rétablissions le pouls de la ville. Côté rue, il ne fallait pas beaucoup intervenir. On entre par plusieurs portes, par des habitations existantes, pour tomber sur quelque chose qui ressemble à un monastère, un temple, ou à tout ce qu’on peut trouver dans le cœur historique de Dublin. C’est comme dans le quartier juif de Venise, où on découvre des synagogues cachées et de magnifiques endroits secrets.
Yvonne Farrell : Dans le projet de Bibliothèque, il y a aussi une énorme part réservée à l’invention. Oui, nous devons prendre en considération le problème de place, et de nombreuses maisons géorgiennes sont imbriquées et transformées, mais il y a aussi l’« invention » des jardins suspendus sur d’énormes structures.
Grafton Architects n’a pas de style de maison précis. Nous repartons à zéro à chaque projet. Certaines choses subsistent – une certaine cohérence dans la manière de penser… Mais il y a la logique, puis il y a les autres ingrédients. Nous apprenons de nos projets. Par exemple, à Bocconi, la structure est positionnée tous les vingt-cinq mètres. Lorsque le soleil y pénètre, elle « se dissout ». C’est surprenant !
Une des choses que nous avons découvertes, c’est que l’« objet » en soi ne nous intéresse pas. Nous citons souvent Alejandro de la Sota : « Architects should make as much nothing as possible » (trad. libre : les architectes devraient, autant que possible, ne rien faire). Pour nous, ce qui compte, c’est l’espace. Ce qui existe, c’est ce qui n’est « pas là ». C’est ce qui fera la beauté de la Parnell Library : la lumière pénétrant par les vides de la structure, tombant des jardins en toiture suspendus dans le ciel à une hauteur de quatre étages.
Shelley McNamara : Au siège de ESB, l’invention – si on veut utiliser ce terme –, c’est de « maintenir » le mur de façade géorgien et de créer un bloc perforé. Nous maintenons la surface, nous maintenons le mur, mais nous créons quelque chose qui laisse passer la lumière. Nous pensons que ce sera très intéressant. On pourrait dire que c’est subtil, mais en réalité, c’est plutôt radical. On peut traverser cet îlot de la ville. Ce n’est plus le domaine clos des maisons du 18e siècle. Les arbres et le paysage sont imbriqués. L’univers intérieur s’y révèle par couches successives à mesure qu’on les traverse.