Plus jamais de copier-coller
Interview de Mary Duggan
À l’occasion de la conférence de Mary Duggan ce jeudi 16 novembre, Lisa De Visscher, rédactrice en chef d’A+, s’est entretenue avec l’architecte sur les ambitions et perspectives de son jeune bureau.

A+ : Vous avez dirigé pendant 13 ans le grand bureau londonien Duggan-Morris. Qu’est-ce qui vous a poussé, il y a 6 ans, à lancer un nouveau bureau sous votre propre nom ?
Mary Duggan : Lorsque Joe Morris et moi avons créé ensemble notre bureau en 2004, nous étions jeunes et ambitieux, et voulions grandir le plus vite possible. Comme beaucoup de jeunes bureaux, nous avons travaillé très dur – peut-être trop dur, d’ailleurs – mais cela a porté ses fruits. Nous nous sommes fait remarquer par différents promoteurs investissant dans le résidentiel et avons réalisé de nombreux grands projets commerciaux de construction de logements. Le bureau a grandi et à la fin, comptait une cinquantaine de collaborateurs. Joe Morris avait davantage un rôle commercial et prospectif, tandis que moi, je dirigeais l’équipe de conception au sein du bureau. Être à la tête de cinquante personnes, c’est surtout beaucoup de management. On a une vue d’ensemble des différents projets, mais on ne fait plus vraiment partie du processus de création et de construction. Nous étions entourés de fantastiques responsables de projets qui travaillaient merveilleusement bien, mais je ne créais plus, je n’avais plus aucun problème technique ou spatial à résoudre, et n’avais plus jamais l’occasion de me plonger complètement dans un projet… et cela me manquait. Pour le nouveau bureau, j’ai voulu réduire l’échelle de manière drastique. Actuellement, nous sommes cinq, et à l’avenir nous ne comptons pas dépasser un maximum de dix personnes ! C’est la seule solution pour pouvoir rester impliqué dans chaque projet. Le bureau est petit et encore jeune, mais grâce à mes deux décennies d’expérience, nous pouvons tout de même travailler de manière plus efficace. Je ne tombe plus dans les mêmes pièges qu’il y a 15 ans, nous faisons des choix plus rapidement, nous savons ce que nous voulons et ne devons plus travailler des nuits entières pour y parvenir. Le bureau s’intéresse surtout au secteur culturel. Dans la mesure du possible, je préfère ne plus faire de construction commerciale étant donné que cela contraint rapidement à quelque chose de répétitif, une sorte d’architecture du « copier-coller » en guise de stratégie unique dans le cadre strict du budget et du timing imposés. Je veux m’intéresser davantage aux problématiques sociales actuelles telles que le recyclage et l’utilisation de matériaux de construction appropriés.
A+ : Est-ce pour cela que vous avez participé l’an dernier à « Bap! », la Biennale d’architecture et de paysage d’Île-de-France à Versailles sur le thème « Terres et Villes » ?
MD : En effet. Outre le fait que ce genre de mission était nouveau pour moi, le contexte culturel et académique créait également d’autres conditions. L’ensemble du projet était conçu sous un angle artistique : une mission directe, sans concours ni adjudication. La définition du projet reposait largement entre mes mains et j’avais le contrôle intégral sur la conception et l’exécution. Cela m’a donné l’opportunité d’expérimenter différents matériaux et de m’aventurer en terres inconnues. J’ai décidé de construire un pavillon sous forme d’installation qui retrace le processus de création par une succession de décisions liées aux matériaux et aux techniques. « For the love of materials » est devenu une partie de l’exposition « Visible Invisible » à l’école d’architecture de Versailles. Le pavillon se compose de parois en plâtre volontairement hautes et minces, à la limite du point de rupture. La plupart des endroits vulnérables sont soutenus par des étançons en bois qui, à leur tour, sont maintenus en place par des rosaces en marbre sculpté et un gros rocher provenant du jardin de ma sœur. Chaque matériau répond à un autre, et est une ode au métier dont il est issu. Le pavillon est démontable et chaque élément peut être réutilisé ailleurs.
A+ Lecture | Mary Duggan | 16.11.23
Vous n'avez toujours pas votre place pour la conférence de Mary Duggan ce jeudi 16 novembre à Bozar ?
A+ : Ce projet a-t-il été une source d’inspiration pour d’autres projets conçus au sein de votre bureau ?
MD : La mission pour la biennale de Versailles a procuré beaucoup d’énergie au bureau et nous a fait réfléchir aux matériaux et à la façon d’en optimiser l’utilisation. Elle nous a indubitablement inspirés pour le projet auquel nous travaillons actuellement, à savoir le pavillon du Garden Museum de Londres. Quand l’église St-Mary-at-Lambeth fut réaffectée en musée, l’édifice s’est avéré trop petit pour le programme des autres activités, notamment une salle de réunion, un espace pour des ateliers ou un lieu de stockage. Nous avons remporté l’an dernier le concours lancé dans ce cadre, avec un projet constitué d’une succession de murs et de volumes qui délimitent le périmètre du jardin du musée. Tous les murs sont construits en matériaux recyclés, en blocs de béton et en briques réutilisés, provenant de démolitions dans le quartier. Nous venons d’introduire la demande de permis et espérons pouvoir entamer l’exécution l’an prochain.
A+ : Vous avez déclaré ne plus vouloir réaliser de grands projets résidentiels, mais vous venez de livrer le Lion Green Road, qui en est un. En quoi était-il différent des autres projets de résidence à caractère commercial ?
MD : Le projet du Lion Green Road n’est pas purement commercial. Cette mission nous avait été confiée juste avant la crise du COVID. Le Brexit cumulé à la pandémie qui a immédiatement suivi a provoqué la faillite de l’organe communal de développement qui avait passé la commande. De plus, les prix de la construction avaient monté en flèche. Ce fut le début d’une période compliquée où, pour sauver le projet, nous avons dû trouver des solutions pour construire plus efficacement.
La demande initiale portait sur 80 unités d’habitation de faible hauteur réparties sur un terrain en pente. Les nombreux arbres qui avaient poussé sur cette magnifique parcelle – en friche depuis longtemps – avaient entre-temps atteint un âge respectable. Le master plan de départ prévoyait de tous les abattre, alors qu’ils constituaient précisément une des principales qualités du site. Comme on nous demandait de construire plus efficacement – et donc d’augmenter le nombre d’unités d’habitation –, nous en avons profité pour modifier radicalement le master plan et nous détacher de la typologie d’habitations unifamiliales caractéristiques de la périphérie urbaine. Nous avons proposé un projet qui partait totalement des qualités du site : la déclivité du terrain, les arbres et le vaste panorama ouvert sur le paysage environnant. Cela s’est traduit par cinq bâtiments de minimum 5 niveaux, disposés à des endroits stratégiques, avec une circulation centrale au cœur d’un éventail de quatre à sept habitations. Au total, nous avons construit 157 habitations en parvenant à préserver les principaux éléments naturels du site. Contrairement à ce qui se fait souvent, nous n’avons pas creusé dans la colline mais avons fait en sorte que les bâtiments épousent le terrain pour que chaque appartement bénéficie d’une belle vue. Nous avons conçu l’espace ouvert de telle manière qu’une partie soit publique – une sorte de parc pour tout le quartier – et une autre privée, comme un jardin pour les habitants. Il y a une aire de jeux pour les tout-petits et pour les enfants un peu plus grands. Nous avons même créé un endroit où les jeunes peuvent se retrouver. Les bâtiments sont construits en brique, ce qui met une fois encore en évidence l’art de la maçonnerie ; nous avons par ailleurs particulièrement veillé aux détails qui rendent la vie plus agréable, notamment des espaces extérieurs bien pensés pour chaque appartement, des grandes fenêtres laissant entrer beaucoup de lumière et des plafonds hauts. La conception est totalement adaptée au site et aux demandes spécifiques du cahier des charges. Voilà précisément ce qui fait la différence par rapport à une construction résidentielle classique à caractère commercial : ici, pas de copier-coller !
