Publié le 01.12.2022 | Texte: Maurizio Cohen

Le documentaire La Vie en Kit part sur les traces des architectes belges Jean Englebert, Paul Petit, Lucien et Simone Kroll, et montre leurs recherches sur l’habitat dans notre pays dans les années 70. Le 13 novembre dernier, le film a remporté le prix du public au BAFF/Festival du Film sur l’Art. A cette occasion, Maurizio Cohen s’entretient avec la réalisatrice Elodie Degavre.

Maurizio Cohen : Ce film t’a occupée pendant plusieurs années. Tu retraces une histoire singulière, à travers des figures de l’architecture belge actives dans l’après-guerre, préoccupées par la crise du début des années 1970. Ils posent la question suivante : comment pouvoir offrir un logement accessible à tous ? Non pas par le biais d’une opération d’État qui donne aux habitants l’espoir d’être logés, mais par des dynamiques et démarches alternatives. Comment pourrais-tu évoquer cela, en lien avec les mots et les concepts clés suivants :  

Politique.

Elodie Degavre : C’est un mot qui émerge très vite quand on parle de logement en architecture. C’est ce qui se cache derrière la démarche de ce film : transmettre un message aux architectes, mais surtout aux personnes qui ne le sont pas. J’essaye de faire comprendre, à travers ce film, que l’architecture concerne forcément tout le monde. Qu’elle est déterminante pour nos environnements de vie, et souvent pour nos vies tout court. Et que les décisions prises sur le logement, le sont souvent par d’autres que nous et qu’elles nous échappent. Les architectes ont ce pouvoir, celui de dessiner ces environnements de vie et de faire partie de ces décisions. Et je ne vois pas ce qu’il y a de plus politique que ça.

Par les habitants.

ED : Par les habitants, ça veut dire : participation. Ça veut tout et rien dire ! En architecture, je crois que c’est un mot qu’on s’approprie un peu abusivement. A partir de mon expérience professionnelle et dans ce que j’ai vu et lu de l’architecture jusqu’ici, je constate que la participation est peut-être une façon de faire plus légitime pour les sociologues et pour les médiateurs, que pour l’architecte. Je veux dire : si les architectes doivent se préoccuper de ça, comment peuvent-ils le faire avec leurs propres outils, sans prétendre en savoir autant que des sociologues ? Et les outils de l’architecte, c’est : la construction et la conception. A travers les trois projets que je montre dans le film, j’essaie de raconter comment l’architecte peut rester au niveau de sa propre expertise dans la participation. Dans ces trois architectures « systèmes » (Le Sart Saint-Nicolas, la Mémé et le sytsème Patze-Englebert), l’architecte s’arrête à un certain point de la conception pour que l’habitant puisse effectuer les étapes suivantes et s’approprier une part du processus : construire sa maison, la concevoir, ou bien la modifier dans le temps.

Narration.

ED : Raconter l’architecture c’est ce qui me motive dans le film, et dans beaucoup de choses que j’entreprends aujourd’hui. Le grand public n’est pas nécessairement au fait de ce que peut être l’architecture, et on nous renvoie souvent une idée assez défavorable, il y a clairement une mauvaise réception. De là vient la motivation à raconter l’architecture autrement : on peut sensibiliser plein de gens en leur racontant les histoires passionnantes que produit l’architecture, et on peut le faire à travers des techniques de narration qui sont celles du cinéma, avec des héros, une quête, des obstacles.

Archives.

ED : J’ai rencontré ces architectes à un moment de leur vie où ils vieillissaient, entourés de leurs paperasses, de leurs bouquins, de leurs plans. L’archive est devenue un sujet dans le film, parce que c’était un sujet de préoccupation chez les trois architectes. C’est aussi une matière première dans laquelle j’ai pu puiser pour reconstituer l’histoire, comprendre ce qui s’était passé, mais aussi puiser l’énergie du récit. J’ai pu m’appuyer sur les détails graphiques de certains plans et de certaines brochures, sur leur ton militant, toujours très créatif. Les archives ont aussi servi à entrer en conversation avec les architectes. C’était un outil de récolte de paroles, très précieux, qu’on emmenait dans le présent pour en redécouvrir le sens.

Expérimentation.

ED : Ces trois architectes ont expérimenté non seulement dans les projets que je montre, mais dans tous leurs projets, toute leur vie. L’expérimentation, en architecture, est un moteur, pour trouver de nouvelles solutions à des problèmes sociétaux, à des problèmes constructifs. On teste des choses, et ce qui est fascinant, c’est qu’on peut les tester en grandeur nature. Le film montre aussi que l’expérimentation demande du courage et qu’elle peut se heurter à l’échec. C’est quelque chose que tous les architectes ne font pas, mais selon moi, et dans la vie de mes personnages, c’est le moteur principal de l’architecture.

Frustration

ED : C’était très intéressant, ce qui se passait humainement, chez ces personnages qui se retournaient sur ce qu’ils avaient fait. Toute leur vie, ils expérimentent, ils pensent à des modèles de logement, et les modèles de société qui vont avec. Et puis ça ne se vend pas et ce n’est pas réalisé à grande échelle. Ou bien c’est démoli après un certain temps, ou bien le projet est mal aimé, donc : frustration. Frustration de ne pas être entendu, d’être dans un cadre systématiquement trop étroit, d’être là trop tôt. Les trois architectes m’ont souvent dit qu’ils étaient là trop tôt. J’étais très intéressée par cette frustration parce que je trouvais que, paradoxalement, elle les aveuglait par rapport à une réussite qui était là, sous forme de quelques bâtiments construits et habités, une réussite assez simple, que je voulais rendre visible. Je pouvais aussi exploiter cette réussite à deux vitesses pour la narration du film. On essaye des choses qu’on pense avoir raté et, à la fin de sa vie, on se demande, mais pourquoi ? Qu’est-ce que je laisse derrière moi ? Ce sentiment de frustration, de vieillesse et d’échec, c’est universel, c’est quelque chose que de nombreuses personnes peuvent partager.

Vieillissement.

ED : C’est aussi un film sur la vieillesse. La réalisatrice Louise Lemoine – Bêka&Lemoine – m’a dit : « ton film est un film sur des hommes qui vieillissent, mais aussi sur le vieillissement de leurs idées ». Je trouve que c’est très juste. Ce n’est pas une époque qu’on va ressusciter, ce n’est pas possible, mais peut-on réactualiser une idée qui a vieilli ?  Est-ce que c’est le terreau des prochaines idées ? Et puis, c’est aussi un film sur la mémoire de ces personnages, qui s’efface peu à peu. Plusieurs années se sont écoulées entre les repérages et le tournage,  et ce qui, en début de parcours, était stable – la « mémoire » et l’« archive » – m’échappait de plus en plus. Des gens du cinéma m’ont fait comprendre qu’au contraire, ça révélait quelque chose de très beau aussi, c’est la vie. Je les rencontre, et je les montre, à ce moment particulier de leur vie. Il suffisait juste d’être honnête par rapport à cet état des choses, tout en étant respectueuse par rapport à ce que je montrais.

Résonance.

ED : Est-ce que ces idées résonnent avec notre le monde d’aujourd’hui ? C’est la question que je me pose dans l’introduction du film. Est-ce que ça résonne avec nos questions architecturales aujourd’hui ? J’essaye aussi de faire résonner les trois histoires entre elles, pour qu’elles se complètent et qu’elles ne racontent qu’une seule histoire, avec plusieurs temporalités. C’est encore une résonnance : je vais chercher ce passé-là et je le fais entrer en résonance avec mon propre passé, et mon propre présent. Ce qui me fascinait, moi, petite fille, quand je découvrais des architectures différentes, c’est ce que, quelque part, j’ai retrouvé dans ces architectures-là.

L’industrie locale et l’auto-construction.

ED : Ce sont des leviers pour ces trois histoires, nées dans des contextes très précis. La question du matériau de construction joue beaucoup, par exemple, dans la naissance des maisons Patze-Englebert : le bois, les Ardennes, le fait que Jean Englebert vient de cette région-là. C’est quand il s’inquiète de l’avenir de ce matériau qu’il rencontre le menuisier avec lequel commence l’aventure de ces maisons. Paul Petit, lui, revient des États-Unis à la fin des années 1960. Il a découvert là-bas la construction en bois. Finalement, l’environnement industriel, sidérurgique, où il revient, le fait changer d’avis. Et il se dit qu’on doit essayer de trouver des nouveaux débouchés pour l’acier. Quant à l’auto-construction, ce sont aussi des circonstances très locales qui produisent l’occasion. Le meilleur exemple c’est la « Memé » – la « Maison Médicale » de l’UCLouvain. Lucien Kroll, soutenu par sa femme Simone, est au bon endroit, au bon moment : il rencontre des étudiants très motivés par la construction d’une nouvelle faculté. Ils sont prêts à s’investir comme des fous dans la conception et la construction de leur lieu de vie. C’est comme des fulgurances. Comme des étoiles filantes qui se retrouvent au même endroit au bon moment, ça fait des étincelles. Il s’agit donc de petites histoires, de petites rencontres, et tout ça donne naissance à ces projets, mais ce n’est pas du tout la « grande histoire » de l’architecture, ces expériences ne se basent pas sur une grande théorie préexistante, c’est local.

Cinéma et architecture ?

ED : C’est peut-être une exigence que nous pourrions nous mettre aujourd’hui : utiliser le cinéma pour dire ce qu’on a à dire en architecture. Parce qu’on se rend compte que c’est un moyen pour atteindre un public. Pas celui du monde académique : on peut parler à tout le monde. Le monde du documentaire de création a beaucoup à apporter à notre regard d’architecte. A un moment donné du parcours du film, par exemple, la question du point de vue qu’adopte le film s’est posée. Au début de ma démarche, je n’étais pas dans le film en tant que personnage. Par la suite, je m’y suis ajoutée en tant que narratrice, par le truchement de la voix-off et par une incursion, en introduction, dans mon enfance. Tout ça vient d’un questionnement éthique qui a émergé de la confrontation avec les professionnels du cinéma. La position que j’ai prise est de proposer un regard situé : ne jamais dire ‘ce que je vous dis est vrai’, mais plutôt ‘ce que je vous dis, je vous le dis parce que je suis, moi, architecte, mon parcours est celui-là, je regarde les choses comme ça et donc ce que je suis en train de vous dire, ce n’est pas la vérité, c’est la façon dont je vois les choses’. J’ai souvent dit que dans le film j’étais une passeuse et, à un moment donné, ce personnage de la ‘passeuse’ a demandé à exister.

Connexions

ED : Les histoires de ces trois figures sont parallèles, mais en même temps elles divergent dans leurs développements et aussi dans la reconnaissance dont elles ont fait l’objet. Ce qui les rassemble, c’est que ce sont trois utopies, et c’est un mot dont il faut discuter. En réalité, ce sont des utopies réalisées. Ce qui restera utopique, c’est le changement d’échelle. La personnalité des trois personnages par contre est différente, et leurs parcours et notoriétés sont très différents aussi. Mais je pense que malgré ce qu’on me dit, Simone et Lucien Kroll restent relativement méconnus en Belgique. Pour Jean Englebert, c’est la même chose. Il est en effet connu à Liège où il a fait sa carrière dans le milieu universitaire. Mais quand j’en parle à Bruxelles, autour de moi, il n’est pas quelqu’un dont on connaît bien le travail. Et paradoxalement, je sais que Jean Englebert a une fortune critique honorable au Japon. Et bien sûr quand je parle de Lucien et Simone Kroll en France, évidemment, ce sont des célébrités. Paul Petit est aussi très connu localement, et aux Etats-Unis il a travaillé chez Louis Kahn, ce qui lui offre une petite célébrité dans notre milieu. C’est vrai que c’est le premier pour lequel j’ai découvert plusieurs travaux de fin d’étude d’étudiants, donc son projet a quand même fait son chemin. A part tout ceci, ils m’ont parlé tous les trois du relatif échec de leur célébrité en Belgique, et j’avais l’impression qu’ils étaient au même niveau, du point de vue de leur propre ressenti par rapport à ce qu’ils avaient atteint dans leur vie. A la fin de ce parcours, est-ce qu’ils ne sont pas tous en train de se dire mais qu’est-ce qui compte dans ce qu’on a fait, finalement ? Et qu’est-ce qu’on va transmettre ? C’était aussi intéressant de découvrir qu’il se connaissaient entre eux, qu’il y avait des connexions. Les idées qui sont évoquées dans le film naissent plus ou moins au même moment, et les trois architectes se sont intéressés les uns et les autres au projet de chacun. Pour l’anecdote, Paul Petit travaillait dans le bureau de Henri Montois à l’époque de la construction de la Memé. Et quand il allait voir le chantier de l’hôpital de Montois, il passait voir le chantier des Kroll parce qu’il savait que c’était un truc exceptionnel. Jean Englebert a visité deux, trois fois le chantier de Paul Petit au moment de la construction des maisons métalliques parce qu’il était intéressé par ces questions de préfabrication. Il y a des connexions comme ça, des curiosités, qui les liens que j’exploite dans le film.

Il suffit de s’y intéresser ?

ED : Tu reprends cette phrase de la première interview que j’ai faite, juste avant la sortie du film. Je crois qu’il y a encore beaucoup de choses à découvrir dans l’histoire récente de l’architecture. En tout cas, je me suis retrouvée face à une mine de choses, en cherchant pas très longtemps. L’histoire de l’architecture très locale, francophone, n’est pas très explorée, pas très bien connue. Le terrain à défricher est tellement riche et vraiment, il suffit de s’y intéresser. Il suffit d’ouvrir une vieille revue, de plonger dedans et de creuser, de rencontrer tous ces gens qui sont encore là. Il suffit de s’asseoir et écouter.

La Vie en Kit
69 minutes
Langue originale : français, sous-titres anglais
Réalisation : Elodie Degavre
Produit par Playtime Films (Isabel de la Serna)

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