Optimisme sous la ligne de flottaison
En 2023, A+ fête ses 50 ans d’existence ! À cette occasion, nous replongeons dans les riches archives de la revue et rééditons d’anciens articles en lien avec la thématique abordée dans la nouvelle publication. Pour ce numéro consacré à l’eau, retour sur les revues A+99 (1988), A+156 (1999), A+236 (2012) et A+241 (2013).
Les cours d’eau font désormais partie intégrante de l’architecture et de l’urbanisme. Une plongée dans les archives d’A+ montre qu’au cours des dernières décennies, les concepteurs ont systématiquement élargi leur champ de vision, mais aussi qu’aujourd’hui, soit un demi-siècle plus tard, nous n’en sommes encore qu’aux prémices d’une révolution.
A+302 Tackling Water at the Source
Cet article est disponible dans son entièreté dans le numéro A+302 Tackling Water at the Source. Commandez votre exemplaire ou abonnez-vous à A+ pour ne manquer aucun numéro !
On ne compte plus les projets de rénovation dans le cadre desquels les villes redonnent une place à leurs cours d’eau. Louvain sort la Dyle de son carcan de béton, et Bruxelles en fait de même avec la Senne. À Tirlemont, c’est la Grande Gette dont on peut à nouveau admirer les méandres. De Hal à Gullegem, partout, les cours d’eau sont intégrés à la conception d’un nouvel habitat – pas uniquement destiné aux humains. Les visions d’avenir qui les accompagnent manifestent entre-temps leurs propres lieux communs: berges luxuriantes, nuées d’oiseaux gazouillant à tue-tête, enfants qui jouent sur les pontons au bord de l’eau.
Si l’on ose regarder vers l’avenir, on se rend compte que le chemin est encore long. Les innombrables projets qui entendent donner une place à l’eau sont pour l’instant encore une goutte dans un océan. La Belgique demeure un pays dont les sols sont fortement minéralisés ; l’eau est loin d’y disposer de la place dont elle a besoin. Quand on se tourne vers le passé, on constate que cette préoccupation ne date pas d’hier. En se plongeant dans les archives d’A+, on apprend que le combat pour l’eau se heurte aux mêmes problèmes depuis un certain temps. Tantôt la rédaction se plaint de la procrastination des pouvoirs publics, tantôt un auteur fulmine contre la lenteur des architectes eux-mêmes.
Toutefois, avec un peu de bonne volonté, on décèle quelques avancées dans ces mêmes archives. Les arguments de Lucien Kroll, par exemple, semblent aujourd’hui moins avant-gardistes qu’à l’époque. Si la sélection qui suit est trop réduite pour permettre de tirer des conclusions, elle paraît au moins suggérer que les concepteurs et chercheurs ont systématiquement élargi leur champ de vision, que les idées à propos de l’eau ont fait un grand bond en avant et, surtout, que le sentiment d’urgence n’a jamais été aussi fort. À défaut de le constater parmi les décideurs, c’est toutefois le cas parmi les chercheurs et concepteurs qui se sont exprimés dans A+. Il n’y a plus qu’à passer à la pratique.



La beauté de l’eau
En 1988, A+ publiait un numéro intitulé « Paysage & architecture » (A+99). Il donnait la parole à Jacques Wirtz (1924– 2018), architecte paysager de Schoten, près d’Anvers, qui a accédé à la renommée internationale grâce à des projets privés et publics de végétalisation dans le monde entier. Le numéro abordait plusieurs de ses projets, dont le campus universitaire de Wilrijk.
L’eau jouera un rôle clé dans la conception du campus universitaire. Pour Wirtz, les étangs, digues et talus forment une barrière entre le trafic et l’université, et procurent à la vie sur le campus une intimité particulière. Au total, 3,6 hectares de nouveaux plans d’eau sont aménagés. Il est frappant de constater que l’article met l’accent sur les qualités architecturales de l’eau et passe quasiment sous silence ses conséquences sur l’écosystème. Peut-être sont-elles trop évidentes pour mériter d’être soulignées, à moins que l’auteur ne les trouve pas pertinentes ?
La nécessité de l’eau
Dix ans plus tard, les choses ont bien changé. En 1999, A+ publie un numéro intitulé « Les 3 écologies » (A+156). Lucien Kroll, dont plusieurs projets sont mentionnés dans le numéro, en est le rédacteur en chef invité. L’éditorial place Lucien Kroll sous les feux de la rampe, en tant que défenseur d’expériences radicales dans un paysage où, selon les rédacteurs, les initiatives restent majoritairement « à l’échelle du petit artisan méritant ».
Le projet le plus remarquable qui y était présenté était sans conteste celui du quartier Ecolonia, à Alphen aan den Rijn, aux Pays-Bas. Bien que, dans le reste du numéro, Lucien Kroll critique régulièrement la politique menée par les pouvoirs publics, il vise ici essentiellement ses collègues quand il déclare: « Curieusement, pour ce qui concerne l’écologie, les ministères sont bien plus progressistes que les architectes. » C’est le ministère du Logement qui a chargé Kroll de réaliser un plan directeur pour une centaine de maisons écologiques.
L’axe de ce plan est un étang creusé «soigneusement sans forme», avec, autour, un quartier sans voitures, offrant de l’espace pour des interventions inattendues des habitants. Une grande attention est accordée à l’évacuation de l’eau: elle est maintenue le plus longtemps possible en surface, puis acheminée via des fossés vers l’étang, où elle est épurée. L’eau qui parcourt l’ensemble du site devient ainsi l’épine dorsale du projet.
La menace de l’eau
En 2012, A+ consacre un numéro à la Côte belge (A+236). Entre-temps, le ton a changé. Les conséquences de la crise écologique sont devenues une réalité avec laquelle les concepteurs doivent composer. La résilience est désormais sur toutes les lèvres. L’exemple type est une proposition du groupe de travail interdisciplinaire CcASPAR, qui suggère de reculer la ligne côtière et, à certains endroits bien définis, de la transformer en paysage de dunes, slikkes, schorres et tourbières. Cet article explique que la nature elle-même est capable d’offrir la résistance qu’impose la crise écologique, mais que les concepteurs doivent lui en laisser la possibilité.
Le même son de cloche ressort d’une étude menée par Christian Nolf et Bruno De Meulder (KU Leuven) dans la vallée du Stiemer à Genk. Cette étude est publiée en 2013 dans un numéro faisant un gros plan sur les interactions entre l’eau et la ville (A+241). Le plaidoyer qui y était tenu nous est aujourd’hui familier: l’eau doit être évacuée le plus lentement possible, les conduites en béton doivent céder la place à des cours d’eau en méandres, des fossés, des zones inondables et des bassins d’infiltration – à savoir des solutions low-tech abordables et pouvant immédiatement être mises en œuvre. D’après les auteurs, le Stiemer renferme le potentiel de relier entre eux les éléments éclatés de la nébuleuse urbaine, notamment les innombrables maisons unifamiliales disséminées et les infrastructures publiques telles que C-Mine et le Sportbos (qui n’existait pas encore à l’époque).

Les deux dernières études montrent que le travail de réflexion par rapport à l’eau a considérablement progressé. Les plans ne montrent à présent plus des quartiers, mais des cours d’eau entiers, sur des kilomètres de long. Ce saut d’échelle est même au cœur des propos tenus par Nolf et De Meulder. Au-delà des innombrables initiatives et du travail législatif, les auteurs identifient avant tout un manque de coordination, de sorte qu’une grande partie de la réflexion n’aboutit que péniblement dans la pratique – un problème dont les auteurs estiment toutefois qu’il s’évapore dès que les concepteurs se mettent à considérer le cours d’eau comme un système unique.
Les cours d’eau ont donc le potentiel d’introduire de la structure dans la politique spatiale fragmentée. L’optimisme sous-jacent des propos tenus est frappant. Même si, pendant des décennies, la politique d’aménagement du territoire a considéré l’eau comme un problème, celle-ci pourrait renfermer la solution aux questionnements liés à la nébuleuse urbaine.